Trafic international de main d’œuvre : comment lutter ?
L’autorisation du travail détaché en Europe a abouti à de nombreuses dérives, à des trafics de grande ampleur. Marie-Cécile Amauger-Lattes étudie les moyens de combattre à une échelle adaptée ce système qui s’emballe.
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Comprendre pour Entreprendre : Vous examinez de nouveaux modes de lutte contre le travail dissimulé (travail au noir). Quelle est la problématique ?

Marie-Cécile Amauger-Lattes : C’est une question qui nécessite de plus en plus une approche internationale, en lien avec nos partenaires européens. En effet, les entreprises françaises peuvent aujourd’hui avoir recours, si elles le souhaitent, à des travailleurs détachés par des sociétés de l'Union européenne. Ces travailleurs viennent œuvrer en France dans les conditions sociales de leur pays d’origine en matière de rémunération et de durée du travail. Il s'agit d'une pratique légale, favorisée par le droit communautaire, dans le cadre de la libre circulation des services au sein de l’Union européenne. La main d’œuvre étant considérée comme l’accessoire du service, il n’y a pas de règles qui limitent sa circulation. Cela rend les contrôles très complexes.

En fait, c’est une forme de " délocalisation de la loi ", autorisée et voulue par le droit communautaire...

Oui, mais il y a quand même une directive qui limite l’utilisation de travailleurs détachés. Elle dit, en substance, que les salariés sont soumis au droit du pays d’origine, sous réserve d’un « noyau dur » juridique relevant de la nation d’accueil. Par exemple, en France, un travailleur roumain doit gagner au minimum le Smic. Mais ce « noyau dur » ne concerne pas la protection sociale. L’entreprise fait des économies sur les charges, car celles-ci sont toujours calculées selon les règles du pays d’origine. Et l’Etat français a très peu de moyens pour surveiller et sanctionner d’éventuelles fraudes, des heures non déclarées par exemple.

Quelles sont les dérives constatées ?
Derrière ce dispositif, il y a des pratiques douteuses. Par exemple, nous avons des entreprises françaises qui créent des sociétés fictives ailleurs en Europe afin de recourir à des travailleurs détachés.
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On en voit par exemple à la Jonquera, à la frontière franco-espagnole, ou au Luxembourg. Il existe aussi des entreprises qui jouent les réservoirs de main d’œuvre : une société établie par exemple en Pologne va recruter en Roumanie pour envoyer ensuite ses salariés en France. Il est très compliqué de lutter contre ces fraudes qui s’organisent et se professionnalisent. Des sociétés européennes ont aussi la possibilité de détacher des personnels d’États tiers. Nous avons eu des cas de travailleurs chinois embauchés en Allemagne et détachés en France.

Existe-t-il d'autres dérives ?

Il y a eu des affaires très médiatisées, concernant notamment des compagnies aériennes low cost (Easyjet, Vueling airlines, Ryanair). Ces sociétés sont établies dans des Etats où la fiscalité du travail est avantageuse. Elles soutiennent que leurs salariés sont détachés, même si elles ont des bases d’exploitation en France. C’est compliqué car on navigue toujours à la frontière entre le droit communautaire et celui des États. Le problème est ancien, mais a pris de l’ampleur avec l’élargissement de l’Union Européenne à 13 nouveaux pays, puis avec la crise économique. Les coûts salariaux d’un pays à l’autre sont vraiment très différents au sein de la Communauté ce qui favorise les pratiques abusives.

Comment encadrer ce type de pratiques ?

Un projet de directive européenne prévoit une meilleure coopération entre les administrations nationales. C’est un point crucial, car les contrôles sont effectués par les services du pays où sont immatriculées les sociétés qui détachent ensuite les salariés. En France, une proposition de loi vise aussi à renforcer la responsabilité des maîtres d’ouvrage et des donneurs d’ordre (lire encadré).

Quels sont les travaux que vous menez en ce sens ?

Nous avons passé une convention de recherche avec l’Acoss, l’organisme qui chapeaute les Urssaf, car leurs agents sont efficaces au niveau national pour constater le travail dissimulé, mais dès qu’on élève le problème à l’échelle communautaire, ils deviennent impuissants.

La logique n’est pas la même pour le droit du travail et la protection sociale. Des règlements de coordination sont censés permettre que les employés bénéficient toujours d’une sécurité sociale quel que soit le lieu où ils travaillent. Pour faciliter la circulation, l’Union Européenne a prévu l’attribution d’un certificat de détachement, le formulaire A1 (lire encadré). Nous travaillons dans ce cadre à l’amélioration du corpus juridique et à la mise en place de coopérations entre les États pour rendre les contrôles plus efficaces. C’est un travail de longue haleine.

Quels sont les enjeux pour la communauté européenne ?

Certains « business » organisés autour de ces travailleurs détachés sont très lucratifs. On assiste à des déplacements importants de salariés, qui vivent et travaillent parfois dans des conditions contraires à la dignité humaine. C’est une nouvelle forme d’esclavagisme « moderne », dans certains cas portée par des organisations mafieuses. Dans ces cas de figure, on tombe très en deçà des standards sociaux européens. En fait, plus le phénomène se développe et plus il devient compliqué d’organiser la riposte.


Marie-Cécile Amauger-Lattes

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Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, chercheur au Centre du Droit des Affaires, Marie-Cécile Amauger-Lattes est membre de l'Institut Fédératif d'Études et de Recherches Interdisciplinaires Santé Société (IFERISS). Elle participe à des travaux de recherche sur le contrôle des travailleurs détachés en Europe, en partenariat avec la caisse nationale du réseau des Urssaf (Acoss).

350 000 salariés détachés en France

On estime à 1,5 million le nombre de travailleurs détachés en 2013 au sein de l'Union Européenne. En France, ils seraient 350 000.
 
Les chiffres des travailleurs détachés déclarés sont très inférieurs, mais en croissance rapide : 170 000 en 2012, et 210 000 en 2013, soit une hausse de près de 25% en un an (données du Ministère du travail).

Le formulaire A1

Il atteste de la législation applicable en matière de protection sociale  à chaque travailleur détaché. En cas de fraude, seul le pays d’origine peut intervenir. Ce qui explique la volonté d’établir plus de relations entre les administrations des pays concernés.

France : un texte pour limiter les dérives

Une loi est en passe d’être promulguée à l’été 2014, pour renforcer les contrôles et sanctions contre les entreprises françaises qui ont recours à des travailleurs détachés de manière abusive. Ce texte vise à responsabiliser les donneurs d’ordre et les maîtres d’ouvrage, notamment dans le BTP, en instaurant un principe de « responsabilité solidaire » en cas de fraude commise par un sous-traitant. Il crée aussi une liste noire, publiée sur le site internet du Ministère, où figureront les entreprises et personnes ayant été condamnées à une amende supérieure à 15 000€ pour "travail illégal".

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