États-Unis/Mexique : un enseignement par-dessus le mur
Nés aux États-Unis mais repartis avec leurs parents vivre au Mexique, 600 000 enfants suivent un cursus éducatif original à cheval entre les deux pays. Isabelle Sinic, spécialiste des États-Unis, analyse ces pratiques méconnues. Interview.
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Comprendre pour entreprendre : Vous pointez, ces dernières années, des migrations-retour massives de travailleurs mexicains, autrefois implantés aux États-Unis. Qu’avez-vous observé ?

Isabelle Sinic : C’est un phénomène qui a pris de l’ampleur depuis quinze ans. Deux millions de personnes au total, dont 600 000 enfants, ont quitté les États-Unis pour le Mexique, en majorité après la crise de 2008. Aux États-Unis, le recensement de 2010 fait clairement apparaître cette migration de retour avec un solde négatif : dès cette époque, les Mexicains sont plus nombreux à quitter les États-Unis qu’à y entrer. Parmi les enfants, il y a deux catégories de transnationaux : ceux nés aux États-Unis et donc considérés comme Américains, souvent avec la double nationalité, et ceux qui, nés au Mexique, sont arrivés très jeunes aux États-Unis et y ont entamé leur scolarité. Mais d’un point de vue sociologique et anthropologique, leurs profils sont similaires au moment du retour au Mexique.

S’agit-il de retours forcés ?

La grande majorité des rapports sur la question décrivent des réunifications familiales en raison de conditions économiques très difficiles aux États-Unis et d’un climat politique compliqué. Beaucoup de Mexicains installés depuis dix ou quinze ans dans le pays, ayant eu une bonne insertion économique et sociale, ont choisi alors de partir. Nous sommes sous le mandat de Barack Obama, avec des politiques migratoires parfois très strictes dans des États comme l’Arizona. Dans le lot il y a seulement une petite minorité d’expulsés, de l’ordre de 15 %.
Pour le Mexique, ce phénomène de « retour au pays » est inédit. Cela crée un effet miroir avec les États-Unis qui intègrent des enfants étrangers dans leur système éducatif depuis plusieurs décennies.

Comment s’organise la scolarité de ces enfants transnationaux de retour au Mexique ?

Sur le plan des compétences, ce sont des enfants qui parlent autant espagnol qu’anglais mais qui écrivent mieux en anglais car ils ont entamé leur scolarité dans un cadre anglophone. La plupart doivent redoubler lorsqu’ils s’installent au Mexique, faute d'une maîtrise suffisante de l'espagnol écrit. Il y a aussi des problèmes administratifs, car certains, qui étaient clandestins, n’ont pas les papiers requis.
Mais une coopération éducative s’est mise en place entre les établissements au niveau local. Un travail est fait sur le contenu des programmes scolaires pour favoriser la continuité pédagogique. C’est le cas par exemple entre Tijuana (Mexique) et San Diego (États-Unis). Dans ces « villes jumelles » qui partageaient déjà une histoire de coopération sur de nombreux sujets, un module d’algèbre entièrement bilingue est, par exemple, utilisé dans les établissements du secondaire. Les professeurs, qui parlent les deux langues, peuvent passer de l’une à l’autre en classe, lorsque cela s’avère nécessaire.
Des collaborations ont aussi été instaurées dans le cadre d’un réseau qui regroupe quatorze établissements secondaires et supérieurs de Californie et Basse Californie, afin que les crédits obtenus puissent être reconnus de part et d’autre de la frontière.

Quel est le bilan de ces dispositifs de continuité pédagogique ? Garantissent-ils un meilleur avenir à ces enfants ?

Cette double culture, qui pourrait apparaître comme un élément facilitateur, a en réalité, au départ, un impact négatif sur la scolarité de ces enfants. En effet le fait de parler une langue à la maison n’induit pas la maitrise de l’écrit et pour ces jeunes Mexicains nés aux États-Unis, les retards scolaires sont fréquents. La situation est par ailleurs particulièrement difficile dans les zones rurales qui manquent de moyens humains et matériels pour un enseignement de bon niveau.
Pourtant aujourd’hui ces élèves transnationaux suscitent l’intérêt des autorités des États frontaliers, conscients de ce que cette génération, bilingue, avec une double culture et souvent une double nationalité, pourrait apporter au développement économique de la zone frontière.
Le fait qu’ils suivent des programmes scolaires harmonisés et puissent passer facilement d’un pays à l’autre grâce à leurs papiers, leur donne des possibilités d’action importantes. Ils pourraient, à terme, constituer une classe moyenne qualifiée, susceptible de multiplier les échanges et dynamiser la région.

Ce phénomène, étroitement lié à la politique migratoire, évolue-t-il depuis l’élection de Joe Biden ?

Le sort de ces enfants est, en effet, très lié à la politique. Leur situation s’est détériorée pendant la mandature Trump car la frontière a continué de se fermer. Depuis l’élection de Biden et malgré l’abolition de certaines mesures restrictives instaurées sous Donald Trump, il n’y a pas à ce jour de changement de paradigme et la politique migratoire reste plutôt restrictive. Cela veut dire que la migration de retour va se poursuivre, même si c’est probablement à des niveaux plus faibles en raison de la reprise économique qui a débuté aux États-Unis.


Isabelle Sinic

Maître
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de conférences à l’université Toulouse Capitole, spécialiste de langues et littératures anglo-saxonnes, Isabelle Sinic s’intéresse particulièrement à la civilisation des États-Unis, notamment les questions liées à l’éducation et aux migrations, au pluralisme identitaire et à l’égalité des chances.



Pour en savoir plus

« Coopération États-Unis/Mexique : Quelles perspectives pour l’éducation des élèves transnationaux ? ». IdeAs, n°18, « Frontières dans les Amériques : intégration, sécurité et migrations », à paraître à l’automne 2021.

« More Mexicans Leaving than Coming to the U.S. », Ana González-Barrera, Pew Research Center, 2015.

« De las escuelas de Estados Unidos a las escuelas de México: Desafíos de política educativa en el marco de la Gran Expulsión », Víctor Zúñiga et Edmund T. Hamann, Faculty Publications, University of Nebraska, 2019.

 


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