Modéliser les débats pour mieux décider
Repérer automatiquement les arguments dans les textes et les discours est aujourd’hui l’un des défis majeurs de l’intelligence artificielle. Sylvie Doutre étudie la manière de modéliser ensuite l’articulation entre ces arguments.
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Comprendre pour Entreprendre : Vous vous intéressez aux moyens de rendre une argumentation efficace. Vaste programme… De quoi s’agit-il ?

Sylvie Doutre : Étudier un système d’argumentation consiste d’abord à identifier les arguments considérés comme acceptables, leur niveau de priorité, leurs contradictions, et à dégager les règles permettant d’aboutir à des conclusions. Il s’agit ensuite d'essayer de reproduire le raisonnement qu’effectue une personne avant de prendre une décision ou d’exprimer un jugement, sachant que chacun n’a bien sûr pas les mêmes intérêts et priorités.

Sur quel aspect travaillez-vous précisément ?

Je cherche à trouver comment définir, conceptualiser et modéliser des argumentaires, ce qui constitue une étape indispensable avant de pouvoir passer à la programmation informatique. Les bases de données qui peuvent être utilisées rassemblent notamment des tweets relevant d’un même sujet ou l’ensemble des commentaires sur un forum. L’enjeu est de repérer les équilibres entre les arguments, de voir comment ils s’articulent, les chaînes logiques qu’ils forment.

À qui le repérage automatique d’arguments pourrait-il s’avérer utile ?

En repérant automatiquement les relations et les contradictions entre les arguments, on peut analyser les enjeux d’un débat sur la toile, en vue par exemple d’établir un programme politique, ou pour évaluer comment un candidat est perçu dans l’opinion. Ces repérages sont utiles à toutes les personnes amenées à argumenter, un avocat ou un lobbyiste par exemple. Un politicien pourra plus facilement convaincre son auditoire, s’il sait que celui-ci juge tel argument comme étant le plus efficace sur un sujet. Cela peut aussi s’avérer intéressant pour les commerciaux, ou dans la mise en œuvre des politiques publiques.

Deux verrous freinent vos recherches...

Beaucoup de programmes informatiques travaillent sur les idées présentes dans les textes, mais il est plus subtil de repérer les structures argumentatives, car elles correspondent à toute une chaîne, pas toujours bien reliée sémantiquement. Ce qui paraît contradictoire aux yeux d’une personne, par exemple, ne l’est pas forcément pour une autre. Par ailleurs, il est difficile de parvenir à extraire les arguments du langage naturel. Nous travaillons pour le moment sur des exemples artificiels, pas encore sur de vrais débats.

Dans quel cadre s’inscrivent ces travaux ?

Je les ai commencées en 2002 dans le cadre de ma thèse, puis j’ai participé à plusieurs projets dont un récemment financé par l’Agence Nationale de la Recherche. Mes recherches actuelles s’inscrivent dans le cadre du projet européen Apply, lancé en mars 2019, qui met en réseau des chercheurs à travers l’Europe, autour de la fabrication de l’opinion publique, notamment dans le domaine du changement climatique.

Quel est le but de ce projet ?

L’idée est de pouvoir augmenter l’efficacité des politiques en synthétisant les données récoltées lors des enquêtes publiques. Il s’agit aussi de montrer aux citoyens comment leurs opinions « se relient » à celles des autres. Dans le même ordre d’idées, l’University College London a récemment mené un projet autour de la persuasion dans le cadre médical. Un chatbot pourrait guider les patients en cas d’addiction ou de maladies alimentaires.

N’est-il pas nécessaire, dans le domaine de la santé, comme dans beaucoup d’autres, de privilégier le conseil humain au cas par cas ?

Certes, mais ces outils d’intelligence artificielle permettent d’émettre un avis consultatif. Ils peuvent permettre de faire des pré-consultations, de proposer une assistance pour des tâches simples.

Des chercheurs d’autres disciplines s’intéressent aussi aux discours et à la manière dont ils sont structurés…

En effet, des linguistes et des philosophes, mais aussi des spécialistes en sciences politiques s’intéressent au repérage des arguments fallacieux. L’intervention des informaticiens arrive plutôt en dernière étape. Ce qui est intéressant, pour moi, est de pouvoir faire le pont entre une approche scientifique du raisonnement et des problématiques concrètes.


Sylvie Doutre

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Maître de conférences et membre de l’IRIT, Sylvie Doutre est spécialisée en intelligence artificielle fondamentale. Elle co-dirige le Master Miage Ingénierie métier et enseigne également en licence de management et licence d'économie et mathématiques. Elle a co-organisé début juillet 2019 à Toulouse une Plate-forme intelligence artificielle (PFIA), qui a rassemblé sur ce thème 650 chercheurs et cadres d’entreprises.





Pour aller plus loin

Constraints and changes : a survey of abstract argumentation dynamics , Sylvie Doutre, Jean-Guy Mailly ; Argument and Computation, 2018.

Aggregation in value-based argumentation frameworks, Grzegorz Lisowski, Sylvie Doutre, Umberto Grandi ; Theoretical aspects of rationality and knowledge Conference, 2019.


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