L’acceptabilité des politiques de redistribution est liée à la perception d’une communauté de destin, analyse Karine Van der Straeten, auteur d’un livre sur le sujet aux Presses Universitaires de Harvard. Un sujet brûlant aux Etats-Unis, en France et ailleurs.
15 juin 2017
Comprendre pour entreprendre : Pourquoi vous êtes-vous intéressée au lien entre la redistribution des richesses et l’immigration ?
Karine Van der Straeten : La question que nous avons soulevée dans un livre paru dès 2007 était la suivante : dans quelle mesure la montée des inquiétudes face à l’immigration risquait-elle de modifier les politiques de redistribution en Europe ? Nos travaux faisaient suite à ceux de deux professeurs de Harvard, Alberto Alesina et Edward Glaeser, qui exploraient les raisons des différences entre l’Europe et les Etats-Unis en matière d’Etat Providence. En effet, les dépenses publiques sont deux fois plus élevées en Europe qu’aux Etats-Unis et le Vieux Continent est bien plus généreux en matière de protection sociale (minimas sociaux, santé…).
Comment Alesina et Glaeser expliquent-ils la réticence américaine à redistribuer les richesses ?
La thèse de ces auteurs est que les Etats-Unis sont une démocratie tout aussi ancienne et riche mais dont l’histoire est très liée à la ségrégation raciale. Les Noirs étaient les pauvres du pays donc les politiques publiques d’assistance étaient perçues comme leur bénéficiant principalement sinon exclusivement. La majorité blanche n'a pas eu envie de partager. Au contraire, les pays d’Europe étaient ethniquement homogènes lorsque s’est mis en place le système de protection sociale. Il y a donc eu d’emblée une solidarité de destin entre riches et pauvres. Selon Alesina et Glaeser, ces histoires contrastées expliqueraient 50% du différentiel de modèle social qu’on observe aujourd’hui.
La hausse de l’immigration pourrait-elle remettre en cause le système européen ?
C’est ce que prédisent ces deux auteurs. Partant du fait qu’il y a une plus forte concentration de pauvres chez les immigrés, l’arrivée croissante de migrants en Europe entraînerait une défiance à l’égard du système social, ce qui aurait pour conséquence de redessiner la politique sociale en Europe.
Le Front National propose sa solution : exclure les étrangers de la protection sociale. Ce parti se positionne ainsi sur un créneau à la fois redistributif et très restrictif en matière d’accès aux droits. Cela suppose d’abandonner le principe d’universalisme de l’aide et d’égalité de traitement, préconisé par l’Europe. Cette politique aurait été impossible à envisager aux Etats-Unis, puisque les Noirs américains sont des citoyens. Mais le cas de la France n’est pas un cas isolé. Depuis une vingtaine d’années, on observe la montée de ce qu’on appelle dans les pays anglo-saxons le « welfare chauvinism », c'est-à-dire de la « préférence nationale ». Ce courant consiste à défendre l’idée qu’il faudrait réserver des avantages financiers, ainsi que la priorité à l'emploi, aux nationaux (ou certains groupes bien identifiés), seuls éligibles aux aides sociales.
Est-il démontré que les flux migratoires entraînent un affaiblissement des politiques de solidarité en Europe ?
Il semble qu’il y ait effectivement une légère tendance dans ce sens. Plusieurs études basées, sur des comparaisons internationales, ont montré, sur les vingt dernières années, une corrélation négative entre la variation du nombre d’immigrés présents dans un pays et la variation du montant des dépenses sociales. Mais l’effet est faible et il y a un débat quant à la robustesse de ces résultats. Il est surtout intéressant aujourd’hui de mieux comprendre comment les citoyens, au niveau individuel, se forgent leurs opinions sur ce qui est souhaitable en matière de redistribution et comment ces opinions sont affectées par leurs perceptions concernant l’immigration. Le lien entre attitude vis à vis de l’immigration et attitude vis-à-vis de la redistribution est un lien complexe et encore imparfaitement compris. À l’IAST, des collègues politologues comme Charlotte Cavaillé ou Vittorio Merola travaillent activement sur ces questions. Les travaux de Charlotte Cavaillé incitent à penser que l’Europe risque de basculer vers une redistribution moins universaliste.
Comment interpréter l’élection de Trump aux Etats-Unis ?
Le lien entre xénophobie et opinions défavorables à la redistribution est beaucoup plus marqué aux Etats-Unis qu’en France, au Danemark ou en Grande-Bretagne, les autres pays que nous avons étudiés. Néanmoins, si on peut interpréter l’élection de Trump comme symptomatique d’une hostilité croissante vis-à-vis des immigrés - notamment avec la question du mur avec le Mexique, on observe une tendance globale à la fermeture dans beaucoup de pays développés. Celle-ci va de pair avec l’opposition qui se fait jour entre les gagnants et les perdants de la mondialisation, les villes et leurs périphéries. On l’a vu aussi bien lors du référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne que lors des élections présidentielles française et américaine.
12% : c'est le pourcentage de personnes nées à l'étranger au sein de la population française en 2013, pour 7% en 1981 (données OCDE 2017).
Alberto Alesina et Edward L. Glaeser, Fighting Poverty in the US and Europe. A World of Difference, Oxford University Press, 2004.
Holger Stichnoth et Karine Van der Straeten, «Ethnic Diversity, Public spending, and Individual Support for the Welfare State: A Review of the Empirical Literature», Journal of Economic Surveys, vol. 27, n° 2, avril 2013, p. 364–389.
Article de Karine Van der Straeten à paraître dans le Dictionnaire des inégalités (édition 2017) édité par l’Observatoire des inégalités