De la Révolution à la loi de 1905, la violence du divorce entre l’État et les Églises a structuré les relations entre pouvoirs politique et religieux en France. Philippe Nélidoff apporte un éclairage historique crucial pour comprendre les débats actuels sur la notion de laïcité.
Comprendre pour Entreprendre : Dans quel contexte est née la loi du 9 décembre 1905 ?
Philippe Nélidoff : Dans la lignée des idées des Lumières, qui font assaut contre l’absolutisme royal et religieux, la Révolution française a acté la fin de la religion d’État, entraînant de nombreuses réformes, comme la nationalisation des biens du Clergé, la laïcisation de l’état civil et l’introduction du divorce. Mais le Concordat de 1801 a introduit le retour à la religion de la majorité des Français. Il faudra attendre 1830 pour mettre réellement fin à la religion d’État, puis un long processus, émaillé de tensions entre les gouvernements de la IIIe République et l’Église catholique, avant d’aboutir à la loi de 1905. Entre 1880 et 1906, il y a eu une période de "discordat", avec des conflits relatifs à la liberté de la presse, aux congrégations religieuses, à l’enseignement public, ou encore à la laïcisation des hôpitaux puis des tribunaux…
La séparation des Églises et de l’État s’est faite dans la douleur. Pourquoi ?
Elle a longtemps été associée, dans les esprits, à la politique de déchristianisation menée dans la phase radicale et violente de la Révolution française. L’Église catholique, de ce fait, a eu du mal à accepter le système de la République jusqu’à la fin du 19e siècle. De leur côté, les gouvernements républicains craignaient que l’Église ne profite de son rôle dans l’enseignement pour former des citoyens anti-républicains. La séparation a également été remise en cause au 20e siècle, par le gouvernement de Vichy.
Peut-on dire que la relation entre les deux pouvoirs s’est apaisée avec le temps ?
Elle n’a jamais été simple. La loi de 1905 a suscité de nombreux débats à l’Assemblée nationale et au Sénat. Aristide Briand, en la présentant, a parlé de "loi de compromis". Elle affirme l’existence d’un État a-religieux, qui n’a pas de religion et ne fait pas de discrimination entre les religions. Ses principes sont toujours d’actualité et sont mis en application par les juridictions, spécialement les tribunaux administratifs sous le contrôle du Conseil d’État. La Cour européenne des droits de l’homme joue également un rôle fondamental.
La notion de laïcité se résume-t-elle à la séparation des pouvoirs religieux et politique ?
Cette notion franco-française, héritée de notre histoire et bien difficile à comprendre pour les étrangers, repose sur la séparation des Églises et de l’État, la liberté de conscience et l’égalité devant la loi. L’adjectif "laïque" n’apparaîtra pas avant les Constitutions de 1946 et de 1958. En revanche, les articles 1 et 2 de la loi de 1905 résument, sans la nommer, la notion de laïcité, en garantissant la liberté de conscience et d’exercice des cultes, dans les limites de l’ordre public. Elle pourrait se résumer par la liberté religieuse et le respect mutuel, y compris des athés. La question est redevenue particulièrement sensible depuis une vingtaine d’années. Un Observatoire national de la laïcité, dans lequel toutes les sensibilités religieuses sont représentées, a été créé en 2007 pour formuler des recommandations.
La séparation des Églises et de l’État repose sur des principes souples, qui peuvent être source d’ambiguïté…
Du côté de la liberté d’exercice des cultes (article 1 de la loi de 1905), de nombreuses questions se posent aujourd’hui concernant les menus végétariens et sans porc à l’hôpital et dans les cantines scolaires... Une affaire relative à la demande de menus halal dans une prison est allée jusqu’au Conseil d’État, qui a estimé que l’on ne pouvait pas imposer à un centre pénitentiaire de prévoir tous les jours un menu halal, pour des raisons de logistique et de coût.
L’interdiction du financement direct des cultes a généré des inégalités entre les religions…
En effet, les cathédrales et les églises construites avant 1905 sont la propriété de l’État et des communes, ce qui facilite leur entretien. Mais la première mosquée fut érigée en 1920 à Paris. Il a donc fallu trouver des solutions pour rétablir l’égalité de financement. Les baux emphytéotiques de terrains communaux, loués aux associations musulmanes, en sont une. À l’expiration du bail longue durée, le lieu de culte est incorporé à la propriété communale.
Qu’ont apporté les deux lois d’interdiction du port de signes religieux ?
La loi de mars 2004 interdit aux élèves de porter des tenues et des signes religieux ostensibles à l’école publique. La circulaire Chatel de 2012 demande aux mères de famille accompagnant les sorties scolaires de ne pas porter non plus de signes religieux, au nom de la laïcité, mais il s’avère souvent délicat de la faire appliquer. La loi de 2010 interdit, quant à elle, de dissimuler son visage dans l'espace public. Mais elle a été validée par la Cour européenne des droits de l’homme du bout des lèvres. En se plaçant sur le terrain de l’ordre public, le gouvernement français n’a pas réussi à convaincre. Mais la Cour a repris dans son arrêt la notion du vivre-ensemble, estimant que dissimuler son visage était contraire aux valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité de la République. Les récents arrêtés municipaux "anti-burkini" ont entraîné une jurisprudence. Le Conseil d’État a précisé que l’on pouvait interdire ces maillots de bain très couvrants seulement s’il y avait une preuve d’atteinte à l’ordre public.
Quel est le principal enjeu selon vous pour protéger la laïcité ?
L’école doit être le principal vecteur d’apprentissage, pour inculquer les règles du vivre-ensemble et du respect, au sein desquelles la laïcité a toute sa place, mais aussi pour apprendre les faits religieux, comme le préconise le rapport Régis Debray de 2002. La plus grave erreur est d’interpréter la laïcité comme un effacement des religions, et de les reléguer à la sphère privée. Les lois d’interdiction donnent une dimension négative à la laïcité, ce qui entraîne chez les croyants le sentiment d’être méprisés. Dans un climat hypersensible, le risque est grand de rejeter en bloc les religions. Ce contexte doit au contraire nous amener à revendiquer les aspects positifs de la laïcité et les principes libéraux de la loi de 1905.